À propos
Anaïs Ghedini
Accrochage
Cing chaises dos à dos, des casques sont posés sur le dossier. Une personne est assise sur l'une d'entres elles avec un casque sur la tête.


Anaïs·e | installation sonore | 2020-2021

J’ai écrit le texte Anaïs·e lors d’une rencontre avec la traductrice Emilie Notéris, à l’occasion de laquelle elle a notamment parlé du livre de Saidiya Hartman, Lose your mother, où il est question d’une impossibilité d’accéder à la mémoire maternelle dans le cas des lignées diasporiques. J’ai fait des recherches sur ma propre lignée maternelle. Je me suis intéressée à ce qui est transmis et ce qui est omis. C’est le récit d’un cordon accroché continuellement à notre ventre et traversant les générations. Anaïse, c’est le prénom de mon arrière-grand-mère que le récit familial a voulu effacer. Anaïs c’est mon prénom.

Cliquez-ici pour accéder à la traduction chinoise réalisée par Bingjie Luan.


Dans cette pièce sonore, il y a deux voix : ma voix et la voix de ma maman.

Ma voix : Pour oublier, je devrais tout reconstruire.

Voix de maman : Une bribe imbriquée dans une poussière.
Une poussière volant dans un souffle.
Un souffle coupé dans le vent.

Ma voix : Il faudra compter les étoiles et les laisser s’engloutir dans le néant.
Les bras immobiles pistant une bête dont j’ignore tout.
Il y a mamie, il y a maman.

Voix de maman : Il y a maman, il y a ma fille.

Voix ensembles : Il y a ces générations de femmes tombées dans l’oubli.

Ma voix : Quelque part, il y a papa marquant sur mon front le sceau de ses origines vénitiennes.
Il y a le liquide amniotique dispersé sur le sol de l’hôpital.

Voix de maman : Il y a ces histoires tronquées, mutilées qu’on se partage comme des cartes à jouer.

Ma voix : Des ventres se vident,

Voix de maman : des cordons se coupent.

Ma voix : Il y a mamie, il y a maman.

Voix de maman : Il y a maman, il y a ma fille

Ma voix : Il y a ce « nous » générationnel qu’on porte en baluchon.

Voix de maman : Il y a ce ventre gonflé de récit dont il faut percer la poche.


Ma voix : 30 mars 1998, maman souffle, maman pousse.

Voix de maman : Je souffle, je pousse

Ma voix : Il y a mon frère, il y a moi.

Voix de maman : Il y a mes enfants.

Ma voix : Il y a le Temps qui ne cesse de courir.
Une naissance double, une naissance à deux.
Maman souffle, maman pousse, me voilà enfin.

Voix de maman : Je souffle, je pousse, ma fille est là.

Ma voix : Pas de câlins,

Voix de maman : pas d’embrassades,

Ma voix : Maman doit continuer sa course contre la montre.

Voix de maman : Je n’ai pas le temps.

Entres deux respirations elle scande mon prénom : « Anaïs ».

Voix de maman : Elle s’appelle : « Anaïs ».

Ma voix : Cinq lettres qui définiront linguistiquement les contours de mon être.
Maman insiste sur les deux points sur le « i ».

Voix de maman : J’insiste sur les deux points sur le « i ».

Ma voix : Sans le savoir elle scellait mon prénom sous les stigmates de ma gémellité.
Ma naissance est multiple.
Il y a mamie, il y a maman, il y a mon frère.

Voix de maman : Il y a maman, il y a ma fille, il y a mon fils.

Ma voix : Mon prénom est un gouffre caché d’un lit de feuilles mortes.
Une bourrasque et l’abîme se révèle dans son plus simple apparat.
Mon prénom était né plume. Il est devenu roche.

Voix de maman : Son prénom est devenu lourd.

Ma voix : Mamie expliqua la transformation de consistance.

Voix de maman : Maman expliqua la transformation de consistance.

Ma voix : Il y eut la naissance de maman,

Voix de maman : Il y eut ma naissance.

Ma voix : Il y eut une terrible dispute avec sa mère.

Voix de maman : Il y eut une terrible dispute avec ma grand-mère.
Il y eut des mots qui scellèrent un oubli prémédité.

Ma voix : Le cœur lourd, il fut annoncé que cette femme n’existerait plus.

Voix de maman : Les photographies furent jetées.

Ma voix : Son prénom résista uniquement dans l’administratif.
Eliane Claire, fille d’Anaïse Dupuis.

Voix de maman : Cette femme fut volontairement effacée du récit familial.
Elle était devenue un tas de poussière.
Un amas dont le prénom se chuchotait entre des murs épais et calfeutrés.

Ma voix : Anaïse Dupuis était devenue le fantôme dont j’avais hérité les squelettes.
Un même prénom, et un précipice de cent ans entre nous.

Voix de maman : Anaïs Ghedini, née en 1998,
Anaïse Dupuis, née en 1898,

Ma voix : Je suis une roche se projetant dans un corps de brindille.
Je suis lourde et je rêve de danser dans le vent.


Voix ensembles : Il y a cette ombre s’évanouissant dans la profondeur des rues.

Voix de maman : Elle marche le regard droit, le pas assuré sans détourner le visage.

Ma voix : Il y a maman sur le trottoir d’en face.

Voix de maman : Je suis sur le trottoir d’en face.

Ma voix : Il y a sa cousine pointant du doigt l’inconnue.

Voix de maman : Ma cousine pointe du doigt l’inconnue.

Ma voix : Il y a maman apercevant la silhouette de celle dont il faut oublier le prénom.

Voix de maman : J’aperçois celle dont il faut oublier le prénom.
Une image hybride de réel et d’imaginaire se dessine. La vague impression d’avoir rencontré une petite femme avec des cheveux blanc frisés, et vêtue de noir.
L’image est verrouillée, le fantôme prendra cette consistance.

Ma voix : Anaïse Dupuis demeura cette silhouette floue qu’on rencontre au détour d’une rue.


Voix ensembles : Il y a cet hôpital de petite ville.

Ma voix : Il y a mamie allongée dans son lit titubant sous l’effet de l’anesthésie.

Voix de maman : Il y a maman allongée dans son lit.
Il y a la douleur.

Ma voix : Les mains se crispent, la poitrine se soulève, la salive s’enlise à la commissure des lèvres.

Il y a maman, il y a moi.

Voix de maman : Il y a ma fille, il y a moi.
Il y a des draps enroulés autour de son corps.

Ma voix : Mamie murmure, Mamie supplie : « Maman ».

Voix de maman : Maman appelle sa mère. Il n’y a rien à dire,

Ma voix : Les poussières restent en suspension dans le ciel.
Je lui prend la main, je la serre, je la caresse.

Voix de maman : Ma fille lui prend la main.
Ta maman n’est pas là, ta maman est morte.

Ma voix : Je deviens celle que je n’aurai jamais du être.
Il y a maman, il y a moi, et quelque part il y a ta maman.

Voix de maman : Il y a ma fille, il y a moi, et quelque part il y a ma grand-mère.


Voix de maman : Les années passèrent.

Ma voix : Mamie perdit la mémoire, Mamie changea de monde.

Voix de maman : Maman a perdu la mémoire.

Ma voix : Une unité confinée,

Voix de maman : une maison sans porte.
Il y a un code cloisonnant les espaces.

Ma voix : Il y a mamie dans un long couloir blanc.

Voix de maman : Il y a maman dans un long couloir blanc.

Ma voix : Mamie est debout. Mamie m’appelle. Mamie ouvre ses bras.

Voix de maman : Maman est debout, maman appelle ma fille, maman ouvre ses bras.

Ma voix : Il y a cette étreinte fiévreuse scellant notre génération de femmes.

Voix de maman : Il y a les minutes qui défilent.
Il y a un monde sur pilotis.

Ma voix : L’instant passe, mamie est repartie, mamie ne fera plus le voyage.

Voix de maman : Maman est repartie.

Ma voix : La boucle est fermée.

Voix de maman : Un double qui t’a vue naitre.

Ma voix : Un double qui t’a vue mourir.

Il y a mamie, il y a maman.

Voix de maman : Il y a maman, il y a ma fille.

Ma voix : Il y a ce cordon accroché à notre ventre.

Voix de maman : Il y a l’oubli, il y a le vent, il y a la poussière.


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